Quel temps fera-t-il demain ? Cette question, cruciale chaque jour de l’été pour récolter la fleur de sel, les paludiers se la posent aussi désormais de manière plus globale. Au sens littéral du terme, pour une profession qui est de plus en plus impactée par les effets du dérèglement climatique. La montée du niveau marin endommage les salines quand le réchauffement de l’air conjugué à des épisodes tempétueux de plus en plus violents, menacent la fleur de sel. Et puis, pris au milieu de ce qui ressemble à un tournant commercial, les petits producteurs guérandais se posent la question de continuer, ou pas, de passer par les labels pour valoriser leur production.
“Qualités gustatives supérieures”, “origine France”, “plein air”, “emploi local”, “juste rémunération des producteurs”, etc. Sur les étagères des supermarchés, les industriels se livrent une guerre silencieuse à coup d’étiquettes aux couleurs criardes placardées sur les emballages pour inciter toujours plus le consommateur. Ce qui devait attirer l’attention du consommateur, assomme celui-ci qui ne sait plus sur quel pied danser. La France et l’Europe ont alors mis en place la stratégie des labels pour éclairer le consommateur et mettre en valeur les terroirs. Mais là encore, c’est un peu devenu la foire d’empoigne. De l’IGP à l’AOP, en passant par le Label Rouge, la STG, l’AOC ou le certificat de conformité, tout le monde se jette sur les appellations, y compris certains industriels. En France, 260 produits sont certifiés IGP, 489 le sont AOC/AOP et plus de 400 sont frappés du Label Rouge. Rien que dans le secteur salin, il existe trois IGP en France (Guérande, Ré, Camargue), un Label Rouge (gros sel de Guérande) et peut-être prochainement, la Spécialité traditionnelle garantie, envisagée par Guérande. Si la protection des produits a pour but de guider le consommateur, l’accumulation de labels dans un même secteur pourrait aussi amener à le perdre. En effet, le label est aussi un symbole d’excellence, plutôt synonyme de rareté que d’abondance.
Alors que faire ? Après l’échec de leur opposition au dossier “IGP sel/fleur de sel de Camargue”, les paludiers du bassin guérandais cherchent une nouvelle stratégie pour se différencier et faire face à la concurrence. Là-bas, le sel et la fleur de sel bénéficient d’une notoriété bien ancrée depuis les années 1990. Pendant de longues années, le sel de Guérande a été le seul sel français considéré comme haut de gamme. Un statut encore d’actualité mais fragilisé par l’affirmation d’autres productions dans le milieu, comme à Ré, Noirmoutier. Même si sur le plan du savoir-faire de la récolte en surface de la fleur de sel, les trois bassins s’entraident au sein de l’Association française des producteurs de sel marin de l’Atlantique (AFPS), ils n’en restent pas moins concurrents sur le plan commercial. Sur ce point, les deux îles montent en puissance. Le 24 novembre 2023, le sel et la fleur de sel de l’île de Ré ont été reconnus IGP par l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), à l’instar de la Camargue. Face à cet afflux de concurrents, il faut donc se renouveler.
Dans les commerces et grandes surfaces à travers toute la France, le sel et la fleur de la marque Le Guérandais, issue de la coopérative créée par Charles Perraud, affichent fièrement leur IGP. “Le Guérandais commence à être une marque connue. Demain, si les labels ne sont plus reconnus, est ce qu'on mise tout sur la marque ? D'un côté, on n’abandonne pas la qualité, mais aujourd'hui, contrairement à avant où on communiquait sur le sel de Guérande, on communique sur la marque Le Guérandais,” étaye Charlotte Le Feuvre, présidente de la coopérative Les Salines de Guérande. Pour celle-ci, la question du maintien des labels et de leur signification se pose. Ainsi, elle travaille à renforcer la marque de la coopérative pour prendre le pas sur les certifications. La prise en compte de l’environnement local est aussi dans la tête de plusieurs paludiers. “Depuis des années les signes de qualité ont prévalu. Sans prendre en compte le fait qu'on fasse travailler des gens, une filière. On produit pour l’économie locale”, développe Tanguy Menoret, président de l’AFPS. Selon lui, encore plus que le produit fini, c’est tout le processus de récolte et le savoir-faire qu’il faudrait mettre en valeur. En faisant cela, Tanguy veut prouver l’impact des producteurs locaux sur les territoires. “Déjà, c’est un combat pour garder nos revenus, pour continuer à pouvoir vivre de nos métiers. Et puis, ce sont les emplois de vos enfants que vous payez, vous financez l'activité de vos enfants, l'économie de vos enfants, le revenu de vos enfants [...] c'est tout l'engagement de pourquoi on se bat pour nos filières,” argue le paludier d’une quarantaine d’années.
En plus de s’activer pour vendre différemment Le Guérandais, Tanguy et les autres coopérateurs sont, chaque année, de plus en plus sollicités pour réparer les salines. Cet hiver, la digue protégeant le marais s’est ébréchée sous la pression de la mer. Une conséquence récurrente liée au dérèglement du climat, qui met les infrastructures à rude épreuve. “Cet hiver, on a eu de la casse suite aux tempêtes. On va faire ce qu'il faut pour réparer et puis on va essayer d'anticiper, de regarder là où la digue est la plus fragile, de protéger les secteurs les plus faibles, les plus fragiles. On avance comme ça, mais on n'a pas des moyens non plus extraordinaires pour le faire. On a nos têtes, nos expériences, nos bras, quelques pelleteuses, un petit peu de moyens financiers”, se résout-il avec pragmatisme. Dans le marais, une force réside. “On a une chance malgré tout, c'est qu'on est résilient. On l'a vu sur la tempête Xynthia. Le 27 février 2010, il y a eu 32 brèches dans la digue en pierre, la mer a creusé des trous dans le mur. Quatre mois et demi après que les marais salants aient été noyés, ils ont fait du sel”, relève Charlotte.
La digue pour les marais salants, c’est comme la glissière de sécurité le long d’une route. Elle guide le chemin que doit prendre l’eau mais elle n’empêche pas l’accident d’advenir. Parfois, lors des grandes marées ou pendant les tempêtes, courantes dans la région, le mur de pierres paraît bien frêle et ne résiste pas face à la force de la mer. Les vagues lui passent par-dessus, venant “noyer” le marais. “Le fait que ce soit noyé, même si c'est en été, c'est trois ou quatre semaines de récolte de perdues, ce n'est pas dramatique”, relativise Charles. Mais quand ces phénomènes interviennent plusieurs fois lors d’une période de récolte, la situation devient plus compliquée. “Je me souviens de l'été 2018, il a fait très chaud. Tout le monde était persuadé qu'on avait fait la saison du siècle. Sauf qu’en réalité, on s'est mangé deux orages, voire même trois. Un au mois de juin avec huit centimètres d’eau tombée, les marais étaient noyés. Ça veut dire qu'on repart pour trois semaines sans récolte. Un au mois de juillet, rebelote. Ce qui a sauvé la saison, c'est le mois de septembre”, se rappelle Charlotte Le Feuvre. Telles sont les conséquences du dérèglement du climat, qui entraîne des conditions de plus en plus incertaines et violentes. Un problème majeur dans un secteur où la récolte se base sur l’anticipation de la météo : il faut profiter du soleil sans se faire surprendre par la pluie.
“Je suis très inquiet. Le dérèglement climatique sur les salines est quelque chose d’aléatoire. Ça peut être de très belles saisons ou avoir de très gros orages et ne pas avoir de sel du tout. C'est tout l'un ou tout l'autre. On est en train de sortir des climats tempérés pour arriver à des extrêmes de chaud, de froid, de pluie, de tout ce qu'on veut. Donc l'avenir n'est pas joyeux, joyeux”, analyse Charles, fort d’un demi-siècle passé sur le marais. “Le nombre de fois où pendant les tempêtes, l’eau passe par-dessus la digue, je vois ça d'ici, c'est terrible”, dit-il depuis sa maison, loin de la digue, à l’abri des submersions.
La réfection de la digue, protectrice du marais, devient donc un enjeu majeur à Guérande. “Un très gros chantier est certes prévu à l’automne sur le secteur dit de Bérigo à Batz-sur-Mer mais je ne sais pas encore si nous serons en mesure de le conduire eu égard aux moyens humains qu’il nécessite”, a dévoilé CapAtlantique, la communauté d'agglomération de la Presqu'île de Guérande, qui travaille conjointement avec l’association des propriétaires de marais, dont Charles Perraud est un membre actif. “La solution, c'est de mettre d'énormes buses dans des endroits orientés, de manière à évacuer rapidement l'eau sans casse. Ça, c'est une solution intermédiaire, économiquement supportable”, détaille-t-il. Si une digue mieux armée protégera mieux le marais, cela implique aussi une meilleure protection des habitations attenantes au marais. Nombre d’entre elles se situent sous le niveau de la haute-mer. Le marais-salant de Guérande agit comme une formidable zone tampon que les paludiers tiennent à préserver de l’artificialisation des terres. “Il y a un tas d'endroits qui vont disparaître (par rapport à l’élévation du niveau marin, NDLR). Tous les bas de villages sont sous le niveau de l’océan. La Baule, Le Pouliguen, dans ces communes, tous les endroits qui ont été inondés pendant Xynthia en 2010 étaient des anciens marais salants”, rapporte la présidente de la coopérative de Guérande.
Désormais, Charles Perraud regarde d’un peu plus loin toute l’activité liée à ce sel de Guérande qui a donné du sens à sa vie, il y a plus de 50 ans. Impliqué dans des missions à l’international, il retournera “dans quelques semaines” au pied du Machu Picchu, au Pérou, où “une source salée arrive à 3 300 m d’altitude”. “Je me suis fait happer pour aider des producteurs à mieux valoriser leur produit”, sourit-il. Et de l’avenir de Guérande, qu’il imagine depuis la fenêtre du premier étage de sa maison, face à sa saline, Charles allie ironie et mélancolie : “Puisque vous me posez la question, je ne suis pas très optimiste. Je plaisante en disant qu’ici, à ma fenêtre, je suis au niveau de la mer. Alors je vais mettre un anneau pour accrocher une barque. Et je partirai me promener.” •