Dans les océans, il est invisible et pourtant, il est partout. C’est là que débute le grand voyage. Près des côtes, au rythme des marées, il se constitue des groupes de congénères cristallisés. Tous suivent le même chemin rejoignant d’abord la vasière, une grande retenue d’eau. Puis, passage entre les mailles du grillage pour se défaire des algues, le convoi traverse les bassins, zigzague entre les fines jetées d’argile. Sous la chaleur de l’été, l’eau s’évapore, l’espace se réduit. Les cristaux se rassemblent, s’agglomèrent en grains et, alors que le soleil est au zénith, s’en vont vers la surface. Depuis le bord de son œillet, Charles n’a plus qu’à cueillir la fleur de sel, véritable or blanc de ce royaume salin. Bienvenue à Guérande.
La fleur de sel de Guérande, protégée depuis 2012 par une Indication géographique protégée (IGP) et dix fois plus chère que le gros sel est un produit prisé par les plus grands restaurants, s’exportant partout dans le monde. Les paludiers - ceux qui produisent et récoltent le sel - s’évertuent à défendre leur savoir-faire, qui donne à cet or blanc un caractère unique. Cueillie à la surface de l’eau, à l’aide d’une lousse - sorte de grande passoire à fond plat et à long manche - et à une certaine heure de la journée, la récolte de la fleur de sel requiert finesse et délicatesse. Ce savoir, les paludiers de la presqu’île l’ont défendu en s'opposant à la labellisation IGP de la fleur de sel de Camargue, dont le processus de récolte est pourtant bien différent que celui de Guérande. Actée en février 2024, cette décision européenne donne une nouvelle arme commerciale à un concurrent, le numéro un du sel en France : Les Salins du Midi. Les effets du dérèglement du climat se font aussi de plus en plus ressentir. Montée du niveau marin menaçant les salines, événements météorologiques plus violents, sécheresse, réchauffement des vents, etc. Dans le marais, la lutte et l’adaptation sont constantes.
En matière de lutte, Charles Perraud en connaît un rayon. Du haut de ses 77 ans, cet ancien paludier vit depuis plus de cinquante ans à deux pas du marais, dont il a extrait la quintessence du produit durant de très nombreuses années. Désormais à la retraite, loin d’être las de ces paysages, Charles continue d’arpenter le talus d’un pas bien assuré et chaussé de ses bottes. Sa voix calme, légèrement esquintée, conte l’histoire d’un marais qu’il a vu évoluer et grandir. Qu’il a activement participé à sauver dans les années 1970. C’est en partie grâce à lui que le sel de Guérande doit sa renommée. Depuis cette époque, seuls quelques détails ont changé. Des lunettes rondes sont apparues sur son nez. Les cheveux sont devenus aussi blancs que son sel. Par-dessus, un fidèle chapeau havane protège une peau maltraitée par le soleil. Mais dans tout ça, une passion intacte pour défendre le savoir-faire du paludier, transmis à de nombreux stagiaires et aussi, bientôt peut-être, à son “petit bonhomme”. Pour l’heure, Marius, son petit-fils, n’a que 10 ans.
En attendant l'éventuelle relève familiale, la saline et les 18 œillets sont entre les mains de Tanguy Menoret. L’an dernier, cet homme d’une quarantaine d’années lui a succédé dans l’exploitation du marais. Un homme de confiance pour Charles, qui peut sereinement profiter de sa retraite depuis sa maison, mais également un homme de lutte pour le sel local. L’actif paludier est aussi président de l’Association des producteurs de sel de l’Atlantique (AFPS), qui défend les intérêts des producteurs de sel de Guérande ainsi que des îles de Noirmoutier et de Ré. Tanguy s’est dressé face aux instances européennes, représentées en France par l’Institut national de l'origine et de la qualité (INAO), chargé d’attribuer les labels. Avec l’AFPS, c’est lui qui a conduit l’opposition pour tenter d’empêcher la fleur de sel de Camargue d’obtenir son IGP. À différentes époques, la lutte, toujours.
“Ici, ça avait du sens”. Par “ici”, Charles Perraud désigne le marais salant de Guérande, sa terre d’adoption. Une terre humide et argileuse, percée de quelques centaines de trous creusés pour y ramasser le sel. Une terre où cet homme de 77 ans a pu donner du sens à sa vie. À l’origine pourtant, rien ne le prédestinait à ce destin agricole et iodé, dénué de contraintes industrielles et citadines. Encore moins après un début de carrière passé à contrôler les différents éléments composant le nez du Concorde, sur les chantiers aérospatiaux de l’Atlantique à Saint-Nazaire. Charles est un Breton, originaire du centre du Morbihan, qui préférait passer ses vacances à la montagne plutôt qu’à la mer. “J’ai découvert les marais salants de Guérande en étant pion au lycée de La Baule. J'ai appris à les connaître et je me suis aperçu qu'ils étaient en train de disparaître, se souvient-il de sa voix calme. C'est là que j'ai commencé à m'y impliquer. Y compris en participant à une pièce de théâtre qui s'appelait ‘Presqu'île à vendre’”. Une pièce qu’il joue, avec trois autres comédiens de son âge, de manière anonyme en se dissimulant le visage derrière un masque. Le groupe veut sensibiliser les habitants de la presqu’île à la disparition des marais du fait du projet de construction d’une voie rapide, les coupant en plein milieu. Ils sont trois hommes et une femme.
De celle-ci, Charles tombe éperdument amoureux. Tous les deux ont cette fougue du combat et de la lutte paysanne. Ils se lancent alors en couple dans l’exploitation de marais salants. “On a décidé de faire des marais en 1974, une petite exploitation d'abord. En parallèle, elle faisait de l'élevage de palourdes, elle était passionnée de coquillages. Et puis, si on voulait tenter de vivre avec le sel, il fallait une grosse exploitation”, raconte-t-il. Mais les débuts sont balbutiants et “on dégageait péniblement un SMIC, il fallait qu'on bosse ailleurs. Donc elle faisait de la pêche aux coquillages, elle était serveuse dans une crêperie, et moi, j'allais acheter du poisson en criée pour le mareyeur, j'étais DJ dans une boîte de nuit parce que ça permettait de bosser le jour et la nuit. Il fallait être un peu jeune, un peu fou, mais c'est comme ça”, relate l’homme qui s’investit alors pleinement dans la reconstruction de la filière à Guérande.
À cette époque, le secteur salin se structure peu à peu en place. Dans un premier temps, en 1972, avec la création du Groupement des Producteurs de Sel, “ancêtre de la coopérative”, avec une règle simple : les membres stockent eux-mêmes leur récolte et livrent à un négociant, qui achète et vend le sel, mais à un tarif identique pour tous et négocié chaque année. L’objectif est de fixer un prix pour arrêter les fluctuations qui fragilisent les producteurs. Par la suite, le projet de route est abandonné et une formation pour paludiers est mise en place. Malgré ces efforts, le nombre d’exploitants continue de baisser et après sept années consécutives de mauvaises conditions météorologiques, les négociants tentent de décourager les quelques paludiers restants. “Quand en 1987, les négociants nous ont dit que ce n’était pas la peine de continuer ce métier, on s’est dit, c'est la cata”, se souvient Charles.
Dans ce contexte peu encourageant pour les paludiers, Charles ne baisse pas les bras. Au sel, il y croit dur comme fer. Le Groupement devient Les Salines de Guérande en 1988. Une coopérative dont Charles accepte de devenir le directeur, lâchant un peu la bride de son exploitation. Les négociants ne sont pas inclus dans l’équation. Mais le sel, il faut le vendre. “Je suis allé vers un de mes anciens prof d'économie en qui j'avais grande confiance et je lui ai demandé de faire une étude sur le potentiel pour vendre du sel de Guérande dans les années à venir pour qu'on prenne une décision. Est-ce qu'on arrête ou pas ?” L’étude débouche sur des espoirs offerts aux paludiers. “C'est possible à condition de faire les investissements nécessaires” conclut l’enquête. Celle-ci dégage trois axes de travail pour mieux vendre le sel : la qualité pour “rendre le sel gris plus propre” ; la gamme pour diversifier et “vendre aussi du sel fin” et la communication “sur un sel marin naturel avec une origine particulière”.
Alors, sur le terrain, l’entretien des marais s’améliore, le sel est de moins en moins gris et les paludiers développent la production de fleur de sel. Pour la stratégie commerciale, une marque commune, Le Guérandais, vient donner plus de poids et de visibilité au sel de la coopérative. “S’il n'y avait pas la coopérative, on ne parlerait même pas de sel de Guérande. Avant, on vendait l'Armoricain, du sel de Bretagne, il n'y avait pas de marque commune disponible pour les producteurs de sel à Guérande”, justifie Charlotte Le Feuvre, actuelle présidente des Salines de Guérande. Puis, ils font le pari des labels. L’Association pour la promotion du sel artisanal (Aprosela) est créée en 1990 pour appuyer ce dossier auprès de l’INAO. Dans “une situation d'intérêt général pour la préservation de la mise en valeur des marais salants, tradition locale de production avec des savoir-faire bien précis”, détaille Alain Chaigneau, président de l’association. En 1991, le travail porte ses fruits puisque le sel gris de Guérande obtient la mention française du Label Rouge. Sa pastille rouge, floquée de la Tour Eiffel, garantit au consommateur l’ancrage et la qualité supérieure du produit.
Lorsqu’il est apposé sur les paquets de sel, c’est le début de la ruée vers l’or blanc. Les journalistes de la presse culinaire et féminine sont invités sur la presqu’île guérandaise. Survol en hélicoptère des marais, visite de salines, repas dans des restaurants, mais le Label Rouge passe presque inaperçu. “C’était fou, quatre journaux sur cinq ne parlaient que de la fleur de sel”, sourit Charles. Car, sans que les journalistes ne soient informés, les chefs agrémentent leurs plats de ce sel fin consommé uniquement dans les familles de paludiers.Cette médiatisation provoque une demande exponentielle. La coopérative croule sous les commandes et développe les outils nécessaires pour vendre dans les grandes surfaces. Les négociants, à qui la coopérative vend le sel pour le conditionner, restent hostiles aux investissements demandés pour commercialiser la fleur.
La coopérative devient alors indépendante en 1996, met en sachet et vend directement le sel produit par les paludiers coopérateurs. “De manière à préparer les négociations de fin 1996 des ventes en grande distribution, j'avais embauché un directeur commercial qui était très actif auprès de Leclerc, Intermarché, etc. Et ça s'est très bien passé, mais ça a été quand même un grand saut dans le vide. On avait vraiment peur”, en frissonne encore Charles
La notoriété du sel de Guérande grandit, son marché aussi, apportant avec lui son lot de convoitises. Malgré sa reconnaissance qui ne cesse de croître, la lutte ne s’arrête pas.Le 28 mai 1997, le Codex Alimentarius, une norme internationale qui concerne les échanges commerciaux est instauré dans la loi. Le sel est considéré comme alimentaire à partir de 97 % de teneur en chlorure de sodium (NaCl). Un coup de massue pour les différents sels de l’Atlantique puisqu’ils n’en contiennent que 95 % et 96 %. Une incompréhension pour les sels de Guérande qui, six ans auparavant, étaient récompensés par un label certifiant sa qualité et son alimentarité.
“Par grand bonheur”, les clients restent fidèles à ce sel atlantique grâce à la notoriété que lui confère le Label Rouge, souligne Charles, alors directeur de la coopérative. Finalement, le sel redeviendra alimentaire à Guérande dix ans plus tard, quand un arrêté abaisse l’alimentarité pour les sels de l’Ouest à 94 % de teneur en chlorure de sodium.
“J'ai été directeur de coopérative pendant quinze ans jusqu'à l'âge de ma retraite, quand j'ai eu 60 ans. Le temps de trouver quelqu'un pour me remplacer à la direction, ça a été assez rapide. Voilà, après, j'en ai profité pour aller voir le monde ailleurs”, raconte Charles, le sel toujours dans un coin de son esprit. Lors de missions au Laos, au Cambodge, à Madagascar, en Indonésie et plus récemment au Pérou, l’ancien paludier devient consultant sur des indications géographiques à travers le monde. Sans jamais oublier de revenir toujours sur ses terres d’adoption où le combat continue.
À Guérande, Tanguy Menoret, l’actuel paludier du marais de Charles, défend désormais l’exception guérandaise et les intérêts de la fleur de sel acquis par son prédécesseur via l’AFPS, qu’il préside depuis un an. “On travaille ensemble (les coopératives de Guérande, de Ré et de Noirmoutier, NDLR), tout en étant concurrents sur le plan commercial. Puisque nous sommes trois structures avec un produit différencié. On a beaucoup d'intérêts communs, rapporte Tanguy. L’AFPS a connu une renaissance depuis plusieurs années liée au dossier d’IGP déposé par les salins de Camargue. Il s'agissait de faire une opposition au dossier IGP de Camargue sur la fleur de sel et le gros sel”. Pendant plusieurs années, l’AFPS a mené la fronde contre la demande d’appellation IGP “sel/fleur de sel de Camargue”. Au cœur du débat, la méthode de récolte de la “fleur de sel” en Camargue, est jugée incompatible avec cette même mention “fleur de sel” selon les producteurs de Guérande. Un combat pour conserver l’exception guérandaise, léguée par Charles Perraud. •