Dans le marais de Guérande, l’année se découpe en trois temps. Au début de l’hiver, les paludiers “noient” leurs salines pour que le froid et le gel n’endommagent pas les infrastructures d’argile. Quand vient le printemps, il s’agit alors de remettre en fonctionnement l’exploitation. Circulation de l’eau avec les marées, consolidation des galponts (ces petites jetées construites en argile), augmentation de la concentration en sel des bassins, la période est cruciale car elle prépare celle de la récolte, le temps fort de l’année. À partir de juin, l’effervescence gagne le marais guérandais. Chaque jour, si les conditions climatiques le permettent, le sel est extrait des œillets avec un las - un grand râteau à bout plat pour les gros grains, posés au fond, ou avec une lousse pour la fleur, cristallisée en surface.
Pour ce faire, chaque paludier fait appel aux saisonniers, indispensables pour récolter cet or blanc, avant qu’il ne coule en fin de journée. Sur les artères bétonnées du marais, les tracteurs allant de saline en saline se mêlent aux voitures et aux vélos d’une saison touristique qui bat son plein. “Les routes en été ne sont pas praticables pour la promenade. Je fais du vélo ailleurs que dans le marais. C’est trop dangereux. Pour mon petit-fils, c’est vélo interdit dans le marais” témoigne Charles. Mais de cette fréquentation, les producteurs de sel en tirent un profit direct en vendant leur production sur le bord de la route, occupé par de grands barnums pour se protéger des rayons du soleil. Pour certains, l’appellation “IGP sel/fleur de sel de Guérande” est fièrement affichée. Les autres, n’ayant pas le label, le vendent en fonction de sa provenance. “Sel de Batz-sur-Mer” ou encore “sel de Gwenrann”, Guérande en breton, peut-on alors parfois lire.
Une multitude de certifications existe pour indiquer l'origine et la qualité du sel de Guérande. La dernière en date, l’Indication géographique protégée (IGP) a été décrochée en 2012 pour “protéger la notoriété acquise via le Label Rouge puisqu’il commençait à y avoir des abus avec du sel venu d’ailleurs mais vendu sous l’appellation sel de Guérande”, remarque Alain Chaigneau, président de l’Association pour la Promotion du Sel Artisanal (Aprosela). Avant 2012, il n’était pas rare de croiser sur le marais des marchands venus de toute l’Europe vendre leur sel en se faisant passer pour des Guérandais. D’où la demande de protection du produit, pour assurer au client que le sel acheté provenait bien de la zone certifiée par l’IGP, délimitée du nord au sud par l’estuaire de la Vilaine dans le Morbihan à celui de la Loire en Loire-Atlantique. La certification géographique a des répercussions sur les collectivités locales qui profitent de l’afflux de touristes. Les marais attirent chaque année 130 000 visiteurs sur les sites de la Maison des Paludiers, le Musée intercommunal des Marais Salants et de Terre de sel, sans compter ceux qui sont juste de passage.
Carte de l'aire géographique de l'IGP "sel et fleur de sel de Guérande"
Pour le compte de l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), qui attribue les labels, l’Aprosela effectue des contrôles auprès des paludiers ayant obtenu un signe d’identification de leur produit. Il s’agit de vérifier le respect du cahier des charges par les producteurs. Sur la presqu’île guérandaise, Céline Hervé, salariée et animatrice de l’Aprosela, contrôle les adhérents. Outils, passages d’eau entre les bassins, planches en bois, tuyaux, les salines sont passées au crible. En cas de manquement au cahier des charges et sans changement effectué, l’appellation peut être retirée au producteur concerné, après une saisine de la répression des fraudes.
Pour pouvoir valoriser leur fleur de sel et leur sel comme IGP ou Label Rouge, les producteurs ou négociants de sel doivent adhérer à l’Aprosela. Une cotisation annuelle, en fonction du statut, est alors nécessaire. Celle-ci s’élève à 181 € pour celui qui produit et vend à un négociant, et jusqu’à 800 € pour celui qui produit, stocke et vend son sel directement au consommateur et au négociant. Les membres cotisent ainsi en fonction du volume de sel qu’ils vendent. Selon l’Aprosela, la différence de prix de cotisation s’explique par le nombre de contrôles plus fréquents et plus approfondis chez les producteurs qui gèrent entièrement leur récolte.
Cependant, certains paludiers, pourtant inclus dans la zone protégée par l’IGP, préfèrent ne pas vendre leur sel sous l’appellation “fleur de sel/sel de Guérande”. “Avoir l’IGP est trop cher”, s’agace un de ces producteurs indépendants qui a souhaité rester anonyme, pointant, selon lui, les incohérences du fonctionnement de l’Aprosela : “J’adhère à l’association pour pouvoir vendre du sel à un négociant, mais pas pour le vendre sur le bord de la route. Alors qu’il vient de la même saline, récolté avec les mêmes outils”.
Dans les faits, ce paludier n’est pas totalement indépendant. Chaque année, il signe un contrat avec le négociant et leader français du secteur, Les Salins du Midi, pour leur fournir un certain volume de sel, qui sera vendu sous la marque Le Paludier, certifiée “IGP sel de Guérande”. “Je travaille en fonction du besoin, mais si je n’ai pas de sel, je n’ai pas de salaire avec le négociant. Ça reste un stress car il faut sortir le plus vite possible le sel”, avoue le paludier. Pour cette partie, il doit verser une cotisation à l’Aprosela. Mais pas pour le reste de sa production, qu’il récolte une fois son quota rempli pour le négociant. La mention “IGP sel de Guérande” n’y figurera pas lorsqu’il vendra son sel sur le bord de la route, à Guérande, à l’entrée de ses salines. Un non-sens pour lui.
La reconnaissance au niveau européen du sel et de la fleur de sel de Guérande en 2012 a attisé les convoitises. En Europe d’abord. L’Appellation d’origine protégée (AOP) est décernée dans plusieurs pays (Portugal, Croatie, Slovénie), puis le “sel/fleur de sel de Ré” en France est à son tour valorisé de l’IGP, fin 2023. Idem, le 2 février 2024 pour le “sel/fleur de sel de Camargue”, enregistré plus de dix ans après le dépôt du dossier. Dès 2013, Les Salins du Midi, leader du sel en France, producteur industriel de sel marin en Camargue, extracteur du sel de gemme en Lorraine et négociant historique sur les bassins de l’Atlantique, s’était lancé dans la course à l’IGP, se confrontant à une féroce opposition.
À 900 kilomètres au sud des petits œillets de Charles Perraud, le marais salant de Camargue, près de l’embouchure du Rhône, s’apparente à de vastes bassins salins. C’est de ces salines méditerranéennes que sort une grande majorité du sel cristallisé produit en France. Là-bas, les méthodes de production et de récolte sont diamétralement différentes de celles de Guérande. Pour ramasser le gros grain, pas besoin de las, cela se fait avec un extracteur, un énorme tracteur venu racler le sel posé sur le sable. Les cristaux sont embarqués en camion, direction une gigantesque montagne de sel. À l’instar des flamants roses, les sauniers - nom donné aux paludiers situés au sud de la Loire - ont les pieds dans l’eau.
Chaque matin, ils enfilent leurs grandes bottes pour ramasser à la pelle la fleur de sel, coulée la veille par les vents du sud. “En Camargue, la fleur de sel est récoltée dans un bassin dédié, plus grand que les petits œillets de Guérande. Les conditions climatiques et les différences entre l’air et l’eau vont faire que le sel va cristalliser en surface. En Camargue, on a des vents très importants comme le mistral qui va pousser la fleur de sel à se déposer sur le rebord du cristallisoir, explique Aude Yvon, chargée du dossier IGP pour la Compagnie des Salins du Midi. Elle va finir par couler, tomber sur un gâteau de sel très très dur et elle sera récoltée à la pelle par les sauniers en bord de bassin. ” Pour différencier la fleur du gros sel, deux bâtons sous la pelle la dissocient du gâteau de sel, couche dure formée par les gros grains.
Cette manière de “cueillir” la fleur de sel, les paludiers guérandais ne la comprennent pas ni ne l'acceptent. “Nous, on récolte le sel tous les jours quand c'est possible. Bêtement parce qu'on n'est jamais sûr du lendemain. Il fait beau plusieurs fois par jour en Bretagne” sourit Charles. La récolte de la fleur cristallisée en surface est plus contraignante que le ramassage camarguais. Les paludiers doivent employer des saisonniers et s’adapter constamment à la météo, car les averses et les orages peuvent faire couler la fleur. Or, “la seule chose qui garantit que la fleur de sel soit vraiment de la fleur de sel, et qu'on la distingue bien du gros sel, c'est qu’elle est produite en surface et ramassée en surface”, défend Charlotte Le Feuvre, la présidente de la coopérative et paludière depuis 2008. Cette dernière ne souhaite pas s’accaparer le monopole de la fleur de sel à Guérande, seulement préserver un savoir-faire. “Qu'il y ait d'autres gens qui fassent de la fleur de sel c'est parfait, mais à condition qu'elle soit produite en surface et qu'elle soit ramassée en surface. C'est la seule condition. Ce n'est pas une appropriation par un secteur, c'est une obtention” reprend-elle avec insistance. “Nous, notre fleur a un goût. La leur est transparente. Mais une fleur de sel qui est coulée, c’est du sel coulé, plus de la fleur de sel”, acquiesce le paludier indépendant, pourtant partenaire des Salins du Midi, qui se défend : “Avec le vent qu’on a en Camargue, ce n’est pas possible que la fleur de sel reste en surface. Il faudrait être tout le temps sur le bassin pour la ramasser”.
L’opposition des paludiers guérandais, menée par l’Association Française des producteurs de sel marin de l’Atlantique récolté manuellement (AFPS) et soutenue par les producteurs de fleur de sel de plusieurs pays européens, s’est dressée en raison de cette différence de récolte. Une lutte engagée jusqu’aux instances européennes, où se décide l’attribution, ou non, d’une IGP sur un produit pour un combat mené autour de deux axes principaux. En premier lieu, ils ont réclamé ainsi que le terme “fleur de sel” n’apparaisse pas dans l’appellation demandée par la Camargue. Les paludiers sont catégoriques : là-bas, ce n’en est pas, car elle est raclée du fond. Pourtant, à Guérande, la fleur de sel ne peut espérer être reconnue par l’IGP qu’en étant “récoltée manuellement à la surface des œillets à l’aide d’un outil spécifique avant qu’elle ne précipite au fond des bassins où elle n’est plus récoltée comme fleur de sel”, selon le cahier des charges officiel publié par l’INAO. Cette technique se retrouve également dans les conditions à remplir pour récolter la “fleur de sel de Ré” mais aussi pour les fleurs de sel portugaises, slovènes et croates, protégées d’une AOP. Pour la Camargue, l’INAO ne fait jamais mention de la récolte en surface. En fait, à la différence d’une AOP, qui protège un produit et son savoir-faire, l’IGP certifie surtout l’origine géographique où celui-ci est produit. Ainsi, en réponse à ce contentieux, l’Union européenne (UE) a fait valoir que la simple différenciation de l’aire géographique entre la fleur de sel de Guérande et celle de Camargue permettait de dissocier distinctement les deux produits.
En second lieu, les Guérandais ont également avancé que la notoriété acquise par la “fleur de sel de Guérande” depuis les années 1990 allait bénéficier à celle de Camargue. Alors qu’ils estiment que ces produits sont différents, les paludiers avancent une double conséquence : créer une sorte de concurrence déloyale mais aussi d’induire en erreur le consommateur, en lui proposant deux produits portant majoritairement le même nom mais à la qualité différente. “Nous faisons de la fleur de sel depuis les années 1990” avance Aude Yvon pour Les Salins du Midi. En se basant sur la réponse précédente de l’UE, cette dernière estime qu’en achetant la “fleur de sel de Camargue”, le consommateur sait qu’il paye en conscience un produit récolté au fond d’un bassin et inversement pour celui de Guérande. Une incompréhension qui soulève des doutes, dans le marais guérandais. “L'INAO a été créé par des producteurs pour se permettre de se différencier du modèle agricole en se disant qu’il y a des endroits où on fabrique des produits exceptionnels ou différents [...] Est-ce qu'aujourd'hui l'INAO est en train d'avoir une dérive industrielle ? Je laisse le consommateur trancher” se désole Charlotte, la présidente de la coopérative. “On a vraiment un produit issu d'un territoire qui permet d'avoir quelque chose de très particulier et qui est riche. Dans les années à venir, les citoyens vont être attachés à des productions locales qui ont un impact sur leur territoire”, estime Charles, l’ancien paludier. Face à ces critiques, l’INAO a sobrement répondu que “dans le cas spécifique de l’IGP « Sel de Camargue et Fleur de sel de Camargue », les procédures classiques ont été suivies.”
Anticipant la labellisation du produit “IGP sel/fleur de sel de Camargue”, Tanguy Menoret a engagé un nouveau dossier. “On a poussé à déposer une demande pour obtenir une Spécialité traditionnelle garantie (STG)”, dévoile alors le président de l’AFPS. Un nouveau label européen qui permettrait, s’il est reconnu à Guérande, de lier l'appellation STG “fleur de sel” au savoir-faire de la récolte en surface. “La STG vise à définir la composition ou le mode de production traditionnel d'un produit en valorisant le savoir-faire qui en est à l'origine” explique le ministère de L’Économie. Cette reconnaissance permettrait d’éviter à l’avenir les incompréhensions observées lors du conflit entre les IGP fleur de sel. Le dossier est en cours. Néanmoins, il convient de se demander ce que représente ce label STG aux yeux du consommateur. En France, seuls deux produits sont porteurs d’une STG contre 260 IGP. •